"Quand je repense à l’année écoulée, seules des images me viennent (...)
Voilà pourquoi 2015 est hantée par les images : parce que même les mots tatouent sur notre rétine des visions d’horreur, ou bien ils se taisent, saisis par la sidération, et peuvent alors se dévider, cinéma permanent, les images muettes de l’inimaginable. Se télescopent pêle-mêle en un zapping fou les vidéos qui tournent en boucle, la foule de janvier dans les rues, hérissée de crayons géants, les femmes yézidies en tenue militaire, arme au poing, des types tapant sur des statues, la cité antique de Palmyre où je déambulais nonchalamment avec d’autres écrivains, il n’y a pas si longtemps - tout cela détruit, explosé, les décombres de la haine recouvrant les ruines du passé ; le corps du petit Aylan sur une plage où d’autres se baignent ; les étudiants kényans de Garissa. Et puis tous ces visages qu’on tente en vain de chasser de sa mémoire : ceux des assassins, dont on scrute, incrédule, le bon sourire qu’ils ont parfois aux lèvres ; ceux qui nous révulsent, les trognes jumelles des Le Pen et Trump, têtes d’affiche d’un même navet ; d’autres visages encore, dont les yeux cherchent les nôtres sur des photographies hypnotiques, et qu’on voudrait pouvoir, littéralement, soutenir du regard : les enfants qui nous interrogent, qui sont comme une question vivante, à Calais, à Lesbos ou ailleurs, les morts du 13 Novembre éternellement arrêtés sur image.
Pourquoi tant d’images en 2015 ? Pourquoi notre paysage mental est-il aussi saturé de plans fixes, de clichés flous, de fantômes et de fantasmes que pauvre en paroles mémorables, en discours marquants ? On voudrait se souvenir encore d’une chanson, d’un livre, d’un parfum, d’une danse. Mais rien. Si. Une danse, le 1er janvier, avant que l’année ne sorte tragiquement de son axe. Un regard, parfois, c’est comme une lettre qu’on vous donnerait en mains propres, mais quand vous l’ouvrez elle est vide, il n’y a même pas votre nom dessus. Vous ne comptez pas. On vous a regardé, mais on ne vous a pas vu. Perçu, mais pas considéré. Tout nous invite à multiplier ce genre de regards, à être fascinés, horrifiés ou séduits, puis à passer outre, à traverser l’image, le visage. L’Etat islamique fait sa com à la manière d’Hollywood, en fignolant les ralentis et le montage. Marine Le Pen emboîte le pas en tweetant des clichés de décapitation.
La violence visuelle est partout, dans les infos, les jeux vidéo, mais aussi au coin de la rue où gisent des gens, vivants pourtant, dont nous détournons les yeux. Tout se mélange, on garde les yeux exorbités sur le côté obscur de la force, on commence l’année avec le jihad, on la finit avec le jedi ; tantôt voyeurs, tantôt figurants, nous formons et reformons sans cesse la société du spectacle. Nous oublions que dans le mot «spectacle», il y a la même racine que dans le mot «respect», tout comme «regards» et «égards» sont de la même famille.
En 2016, apprenons donc à mieux regarder, cultivons nos meilleurs regards, nos regards aimants. Mêlons-nous de ce qui nous regarde, oui, trois fois oui, mais sans zapper, en nous attardant, en nous attachant. Il y a des Aylan tous les jours. Cette lettre qu’envoient nos yeux, soignons-la, et signons-la, à l’anglaise : best regards."
Camille Laurens. Libération du 9-10 Janvier 2016