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"De chaque instant, si nous savions, nous devrions faire un trésor, élever un totem, ébaucher un talisman. Mais par orgueil ou par mépris, nous ignorons la lumière dansante devant nos yeux, nous ignorons cette beauté passagère, sa puissance invincible. Et nous sombrons peu à peu dans des méandres de boue, empruntons les chemins sans issue, recherchons la pénombre des corridors."
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"Ecrivant, on marche dans l'inconnu, comme au coeur de certaines musiques où la beauté s'improvise au fil des notes, des chants nocturnes, des blues des tout premiers ouvriers agricoles enchaînés chez leurs Maîtres, au fil d'un saxo ou d'une clarinette.
Ecrivant, on s'évade des lois du monde, on s'efface de la haine des choses, des soucis, on frôle la mort, cet état de reclus que plus personne n'accepte.
(...) Ecrire, c'est savoir un peu plus tôt que les autres que l'on va mourir et que rien n'est plus naturel que ce lent parcours. Rien de plus."
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De très loin, quelqu'un lui écrit. C'est une femme. Il ne sait presque rien d'elle.
(...) le soir, la journée achevée, elle brûle ses yeux, ses dernières forces dans la lecture, dans la lecture des petits livres que le monde recouvre de silence. Elle vient chercher de l'or, de l'eau fraîche dans les pages des poètes, elle vient prendre à bras le corps cette richesse minuscule, inexplicable que l'on retrouve dans les pages piétinées, ensevelies, dans les livres qui ont couru sur les routes, elle vient offrir à ces livres-là toute la joie qui leur manque. Ainsi est le travail des lecteurs, des vrais lecteurs : ils délivrent la puissance secrète des pages. On voudrait les remercier, ces frères que nous ne verrons jamais. Mais les mots nous manquent et puis nos letres seraient si maladroites.
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Elle marche, invisible sur les routes et c'est elle que nous poursuivons partout sur cette terre. Elle se nomme l'absence et se pose à notre chevet dès la naissance à la façon d'un oiseau sur un fil et, sans fin, nous murmure son chant. Elle se vêt du visage des morts, elle apparaît entre les mains des nouveaux-nés, elle gémit dans les chambres d'hôpitaux, elle va ainsi les marées. Elle est notre ombre et notre soleil. Une sorte de flux, de reflux. On la sent tellement présente dans d'immenses salles vides, dans les églises désertes, entre les murs des monastères à l'abandon. Mais, n'allez pas croire, elle n'est pas dieu, elle n'est d'aucune religion. Elle est dans l'amour, dans la fraternité impossible, dans la fuite même du serpent. Elle est tout aussi bien dans ce qui sépare que dans ce qui assemble. Elle est le legs que nous ferons à tous ceux qui viendront après nous fouler la poussière de cette vie. Elle est dans le regard du mourant, dans ce regard dont s'échappe deux petites mains tâtonnant dans l'azur.
JOEL VERNET