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Bourvil a le nez fatigué. Il est tordu, maigre et de vieille souche : celle d’un pommier vibrant dans une lumière légère, soudain abattu par l’orage. On sent des odeurs d’herbe, de bouse, de cidre. En 1969, un an avant sa mort à 53 ans, il dit à la télé : «Je joue avec mon nez. C’est pour ça qu’il est fatigué.» Comme souvent, il renverse la marionnette qu’il a fabriquée. La voix est haute, délicate, précise, un oiseau posé dans un champ. Cet instrument de précision permet au virtuose la mise à distance et la variation des registres. Il est porté par un regard clair, mouillé d’ironie et de tristesse, capable du meilleur et du pire. Le clown est d’une simplicité raffinée, intelligente. Il sait de quelles grimaces les rires et les sourires sont faits. Il est le meilleur du peuple d’alors, allègre, boute-en-train, subtil, ferme, pudique, obstiné, modeste, bon gars, bon vivant, pas vulgaire, pas dupe, pas ramenard, pas gueulard, se méfiant des pouvoirs et peu enclin aux honneurs : le talent rejoint le naturel.
Tels Candide et Pangloss, entre tournages et tournées, il cultive en Normandie et en famille (une femme, deux fils, pas de publicité intime) son jardin rempli de roses : «C’est un passe-temps agréable. C’est moi qui tonds les pelouses, qui taille les rosiers. Je taille aussi la haie, une haie de troènes. Je suis outillé. J’habite à côté de Veules-les-Roses, près de Saint-Valery-en-Caux. J’ai été élevé à Bourville, j’y suis resté jusqu’à 17 ans. J’ai vécu comme l’oiseau sur la branche, dans la nature. Je n’aimais pas l’internat.»
Bourvil a diverti les banquets, hanté les cabarets. Il a rêvé d’être Fernandel. Il aurait aimé jouer dans la Vache et le Prisonnier. Il relaie l’acteur du Sud par le Nord-Ouest, sans l’accent, tout aussi paysan. Plus que de Giono et Pagnol, il est fils de Maupassant. Il a joué en 1950 le Rosier de Madame Husson, adapté… par Pagnol d’une nouvelle de l’écrivain normand. Dans une version de 1932, Fernandel tenait le rôle de ce paysan naïf, vierge, qu’un prix de vertu va enrichir et aussitôt conduire au vice. Bourvil est une étoile lente, méticuleuse, qui accompagne le changement de société. Il vient de loin, il meurt tout près, en plein exode rural, à l’orée d’une extravagante accélération des techniques, des migrations et du temps. La maladie éteint sa carrière, que l’enchaînement panique des nouvelles vagues et des carrières sans cesse promues aurait peut-être recouverte et noyée. C’est la star d’une France disparue.
Tandis qu’il parle au journaliste de son nez, il sait qu’il a un cancer de la moelle osseuse, qu’il est foutu. Il souffre terriblement du dos. Son avant-dernier film, le Cercle rouge, sortira un mois après sa mort. Au générique, il apparaît sous le nom d’André Bourvil. En lui rendant son prénom, Jean-Pierre Melville lui ôte le masque comique que signifiait ce pseudonyme, Bourvil. De son vrai nom André Raimbourg, il l’avait choisi après la guerre, en s’inspirant du village où il a grandi. Bourville est devenu Bourvil, c’est plus viril. Dans le Cercle rouge, il est le commissaire Mattei, subtil et implacable misanthrope, célibataire, veuf peut-être, qui chasse le truand, nourrit ses chats mais aucune illusion. Il est le centre de gravité du film, l’arme accablée du destin des autres. Melville voulait d’abord Lino Ventura pour le rôle. Après le tournage, il explique à ceux qui n’ont pas encore vu le film : «André Bourvil est un grand acteur, l’un des plus grands acteurs français, mais ce n’est pas, a priori, un acteur melvillien. Je trouve qu’il a accompli une belle performance dans le Cercle rouge et je le dis d’autant plus convaincu que je viens de revoir le film sur ma table de montage : il y a des moments où il est absolument bouleversant. Il apporte à mon histoire un élément d’humanité que je n’avais pas imaginé et que n’aurait pas apporté Lino Ventura. Lino Ventura aurait joué "le commissaire" et il n’y aurait pas eu de vraies surprises, tandis qu’avec André Bourvil, et grâce à André Bourvil, il va y en avoir pas mal.» Qu’aurait été Bourvil après Bourvil, dans une France qui changeait ? Un grand acteur fait aussi rêver avec les rôles qu’il n’a pu jouer.
«Plus facile de donner de l’émotion»
Son père cultivateur est mort en 1918 de la grippe espagnole, de retour du front, quelques mois après sa naissance ; et lui qui joue si bien les paysans n’a pas voulu en devenir un. Il a toujours été doué pour chanter, divertir, faire rire et retomber en enfance. En 1940, joueur de piston, il était à lui seul la gaîté de son escadron, réfugié dans le Sud-Ouest. Pas si bête, en 1946, est le film qui le rend célèbre. Il incarne un paysan normand invité dans un château et qui, comme dans une pièce de Marivaux ou de Beaumarchais, dévoile les dessous et manœuvres de nobles avides et sans le sou. Pendant dix ans, le faux ahuri est sa tonalité. Mais le pommier normand sous lequel il est né donne aussi des pommes empoisonnées. On ne sait jamais lesquelles on va ramasser.
La Traversée de Paris, tourné par Claude Autant-Lara en 1956, transforme le clown. On s’aperçoit qu’il peut retourner le gant de candeur, de pureté, pour devenir gant de crin : «Français moyen» misérable, méchant, mesquin, lâche, amer, vil, touchant parfois, naturellement perdant. Ce n’est pas si facile d’être un grand comique populaire, un paysan faussement ingénu et une incarnation nerveuse de la médiocrité. Bourvil y parvient.
Il continue de chanter, de jouer, de faire rire, de danser, il y tient absolument, mais à partir de 40 ans, il danse aussi macabre, tout autour des yeux clairs et du nez tordu. Autant-Lara a dû batailler pour l’imposer dans le rôle de Marcel Martin, le pauvre type qui doit transporter, sous l’Occupation et d’un bout à l’autre de Paris, un cochon vendu au marché noir. Bourvil ? Ce comique facile, cette image rabâchée du niais ? Le producteur n’en veut pas ; Marcel Aymé, auteur de la nouvelle sarcastique dont le film est inspiré, encore moins. Apprenant le choix du cinéaste, il lui écrit le 8 mars 1956 : «J’ai cru à une farce. Vous savez aussi bien que moi que Bourvil est à l’opposé du rôle et je ne dis rien de ses qualités d’acteur. J’entends bien qu’il s’agit maintenant de faire commercial à tout prix et de tourner la chose en grosse guignolade, mais je ne crois même pas que ce soit là un bon calcul. Bourvil pourra y aller de toutes ses bonnes ficelles dans le rôle de Martin. Il ne sera qu’insignifiant. Il va sans dire que mon nom ne paraîtra pas au générique.» Après avoir vu le film en l’absence d’Autant-Lara, l’écrivain bat sa coulpe : «J’espérais vous voir à la présentation du film et j’ai regretté que vous n’y soyez pas. Je vous aurais dit que j’avais trouvé Bourvil tout à fait remarquable et j’aurais hautement confessé mon erreur.»
Plus tard, avec son sourire moitié candide, moitié avisé, Bourvil analyse la nouvelle corde à son arc, celle qui séduit la critique en lançant des flèches trempées dans le drame et l’amertume : «D’un seul coup, j’ai senti les metteurs en scène sérieux, c’est-à-dire ceux qui font des "grands films", venir vers moi. C’est pourtant plus facile de donner aux gens de l’émotion que de les faire rire. On fait rire avec des moyens différents : ce qui fait rire le manuel ne fera pas toujours rire l’intellectuel, et vice versa. Alors que le procédé qui sert à faire pleurer est toujours le même : un amour malheureux, une enfance malheureuse, une mère malheureuse, ça émeut tout le monde. Une situation dramatique, il faut très peu de mots pour faire pleurer les gens ; alors qu’une situation comique, elle fait rire les uns et pas les autres.»
Il y aura donc jusqu’au bout, parmi d’autres registres, ces deux pôles où la France des Trente Glorieuses se reconnaît. D’une part la farce, dont l’apogée est le duo avec Louis de Funès dans le Corniaud (1965) et la Grande Vadrouille (1966), ces grands succès du cinéma français, le premier faisant dire à Jean-Louis Bory : «Bourvil fait son numéro de Normand demeuré. On arrive à la catastrophe qu’est le film de Gérard Oury. Le vomi du cinéma français se complaisant dans sa bassesse avec une satisfaction jubilante.» D’autre part, le tragique mesquin, du Thénardier des Misérables (1958) au mari jaloux et furieux du Miroir à deux faces (1958). Prenons ce dernier film : il joue le rôle d’un professeur de calcul qui épouse une femme laide, choisie par annonce, pour être sûr de n’être ni déçu ni trompé. Cette femme, c’est Michèle Morgan, à qui l’on a, pour l’occasion, ajouté un long nez dans le genre Pinocchio qui modifie entièrement son visage, sans d’ailleurs lui ôter tout son charme. Au début, Bourvil semble sympathique, et même généreux, dans sa modestie. Le voyage de noces à Venise révèle son avarice et sa brutalité : il quitte l’hôtel où il avait réservé, parce que le prix n’est pas celui que l’agence avait annoncé. Les voilà à la rue, madame portant les valises. Ils atterrissent chez un coiffeur français qui vit dans un quasi-taudis, où ils passent la nuit de noce. Michèle Morgan est dégoûtée. Bourvil ne voit pas le problème.
Dix ans plus tard, sur l’injonction d’un chirurgien, elle se fait refaire le visage contre l’avis de son mari, sans le lui dire : Michèle Morgan redevient Michèle Morgan. Ne reconnaissant plus sa femme, exaspéré par une beauté que d’autres vont convoiter, il devient hargneux, menaçant. Dans une remarquable scène alcoolisée, il la traite de salope et de putain : Bourvil devient un personnage de Céline. Il aurait pu, se dit-on, jouer Bardamu, l’antihéros du Voyage au bout de la nuit, ou son désastreux compagnon Robinson. Il n’est plus seulement le paysan normand, le valet de comédie, l’affreux aubergiste. Il peut aussi être fonctionnaire frustré, faubourien haineux, poinçonneur des Lilas, ou inversement bon juge, patron de scierie employant des taulards. Son fantôme peut aller chez Balzac, Eugène Sue, Queneau. Sa bonté profonde lui permet la plus aboutie méchanceté. Après l’avoir vu chanter à l’écran en 1961, François Mauriac écrit : «Bourvil ! On va rire… Eh bien ! non, on n’a pas ri. On aurait eu plutôt la larme à l’œil, s’il nous restait des larmes à pleurer, tant ce Bourvil est devenu "petite fleur". Il y a surtout une de ses chansons sur un "petit bal perdu" qu’on aurait écoutée toute la nuit en remâchant des vieux chagrins. Un chanteur de cette classe est presque toujours un acteur de premier ordre, Bourvil devient ce qu’il veut.»
Un rôle le met à l’équilibre du tragique et du comique, du paysan malin et du héros commun : celui qu’il joue dans Fortunat. Le film est tourné en 1960 par Alex Joffé. On retrouve Michèle Morgan et, pour son premier rôle, un enfant de 13 ans nommé Frédéric Mitterrand, qui s’est présenté seul et sans références au casting. Sous l’Occupation, un paysan braconnier, aimable et marginal, fait passer en douce la ligne de démarcation à toutes sortes de gens : des Juifs, des résistants… Il conduit jusqu’à Toulouse Michèle Morgan, dont le mari est un grand chirurgien déporté, et ses deux enfants. Elle méprise son manque d’éducation et de culture, mais elle a besoin de lui, et, peu à peu, tombe amoureuse. Les deux garçons l’adorent et l’on voit, dans une scène où il sort torse nu de la chambre où il l’a rejointe, à quel point Bourvil, le brave Bourvil, était bien balancé et musclé. Pendant le tournage de Fortunat, Frédéric Mitterrand est maltraité par le metteur en scène. Vexé et exaspéré, l’enfant finit par éclater en sanglots et s’enfermer dans sa loge, refusant de rejoindre le plateau. Quarante-cinq ans après, dans son récit autobiographique la Mauvaise Vie (éditions Robert Laffont), l’ancien ministre de la Culture se souvient de Bourvil venu le consoler. L’acteur frappe à la porte de sa loge : «J’ai un peu repris mes esprits et je m’attends à une autre engueulade en lui ouvrant. Il me sourit pourtant avec une extrême gentillesse, s’assied sans façon et commence à me parler des difficultés du métier que je suis en train d’apprendre. Je recommence à pleurer mais ce ne sont plus des sanglots de colère et de dépit, seulement un chagrin d’enfant qui demande à être consolé. Bourvil au cinéma, c’était un comique ahuri qui me faisait mourir de rire, en face de moi maintenant, c’est un type curieusement massif, grave, qui respire l’expérience et la bonté. Il m’oblige à m’asseoir à côté de lui et à sécher mes larmes ; il continue à me parler des déceptions de ses débuts, et insensiblement peu à peu il m’encourage. Il ne me réconforte pas seulement, il me remonte comme une pendule. Je dois me souvenir qu’en cas de nouveau pépin je n’aurais qu’à venir dans sa loge, où sa porte sera toujours ouverte pour moi.»
«Nous, les acteurs, on ne se les rappelle pas…»
L’enfant apprend que Bourvil a parlé au metteur en scène, on ne sait pas ce qu’ils se sont dit dans sa loge, mais l’acteur en est sorti l’air gai, en sifflotant, tandis que l’autre était «sombre et mécontent». Frédéric prend l’habitude d’aller dans sa loge. Toujours Bourvil l’accueille, lui parle de ses enfants, de sa famille, «des femmes aussi dont il entreprend de m’expliquer le mécanisme compliqué ; il peut être très drôle, mais son sens du comique n’est pas celui des films, il pratique un humour toujours un peu désenchanté et mélancolique». Il ne cache pas sa méfiance envers de Gaulle, «son dédain des compliments officiels et des décorations. Il y a quelque chose de solitaire et d’intègre en lui qui me touche profondément ; en fait, à ce moment-là, je n’ai encore jamais rencontré un homme aussi libre».
En 1969, un journaliste de télé finit par demander à Bourvil de faire son propre portrait. De nouveau ce sourire qui fait un pas de côté, semblant dire : je suis normand, je suis vedette, mais on n’a gardé ensemble ni les vaches ni les rêves. Bourvil ne tutoie que si on le tutoie. Il répond : «Moi, je ne peux pas parler de moi. Les autres peuvent en parler… Après, on est taxé de narcissisme. Voilà un grand mot ! Y a pas longtemps que je le connais, je crois que je l’ai bien placé, là… ha ha… n’est-ce pas ? Merci… L’avoir placé avant la fin de l’émission, ça fera bien…» On est juste après Mai 68, toujours dans la société d’avant. Avant la prise de pouvoir symbolique par la jeunesse, qu’il a suivie de près en écoutant ses fils. Avant la vulgarisation de la psychologie, de la sociologie. Il poursuit : «Moi, ce que je dis, ça n’a aucune importance. D’ailleurs, les acteurs sont des gens qui n’ont pas tellement d’importance. On vend des courants d’air, nous. Quand on est passé, on est passé. Pagnol, on s’en souviendra. Renoir, aussi. Nous, les acteurs, cinquante ans passent, cent ans, on ne se les rappelle pas… Poil au bras !» Il a un clin d’œil vers on ne sait qui, hors-champ, se gratte le nez. «J’aurais peut-être pas dû dire ça… Là, ça va me faire du tort.»
Gérard Oury, qui fut son ami, dit de lui qu’il était «l’école de la joie». «Bourvil éclatait de rire le matin en se réveillant. Le soir, il enlevait ses vêtements, les jetait à travers les chambres et se couchait en riant.» Mais il était aussi autre chose, cette chose rare, ténébreuse, terrible, que fixe le dernier plan de Fortunat. L’époux chirurgien de Michèle Morgan est revenu du camp de concentration. Bourvil l’apprend en débarquant pour la première fois à Paris, où il pensait rejoindre celle qu’il aime. Elle l’invite à rester dans leur hôtel particulier comme un ami ; en réalité comme un animal de compagnie, une âme en peine, un homme de trop. Il prend sa valise et s’enfuit. La caméra filme sa silhouette qui court, s’éloigne, rapetisse avec des gestes fous. Elle rejoint celle du paysan perverti, ensauvagé, solitaire, que décrit Maupassant à la fin du Rosier de Mme Husson : «Il saisit son chapeau, l’élu de Mme Husson, son chapeau qui portait encore le petit bouquet de fleurs d’oranger, et, sortant par la ruelle derrière la maison, il disparut dans la nuit.»
Philippe Lançon