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Aller où ?
Emma, ma fille, vient d’avoir 17 ans. Au lycée, elle peine parfois à saisir, synthétiser, restituer avec ce qu’il faut de fougue et de laisser-aller. Mais Emma a le goût de l’effort. Emma est bûcheuse, attentive et volontaire. Pompier volontaire, d’ailleurs. Elle s’y colle, au travail. Elle besogne, elle cogne, ça, c’est sûr, et des dimanches durant, entre deux Indiana Jones, elle s’active devant son bureau. Car elle a bien compris, je le découvre avec elle, le sens du mot « terminale ». Terminus, tout le monde descend. Pour aller où ? Vers quelle jungle, quel océan ? Vers quel confort ou quelle galère ? Que souhaite-t-elle, au fond ? Continuer le sacrifice ou ouvrir des horizons, prendre le large ou jouer la carte du convenu, de la sécurité, du rassurant ? Jusqu’à ses 10 ans, elle se rêvait « mécanicienne pour bateau » puis, tout au long du collège, « pédiatre urgentiste ». Depuis la rentrée, elle parle de devenir « entraîneuse sportive » ou « professeure de sport ». La semaine dernière, ne sachant plus, ou sachant bien davantage, elle me glisse « guide de haute montagne ». Plus tard dans la soirée, elle vient me voir : « Quand même, en vrai, bergère, ce serait bien. » L’année n’est pas finie. On n’est pas au bout, au bout de son chemin d’orientation. En avril, elle devra indiquer sur une feuille officielle ses choix, ses souhaits. Tout va bien, elle a droit à 22 vœux. Le mien, un seul : qu’elle continue à chercher longtemps, à chercher dans tous les interstices de son cœur ce qui l’inspire et la porte, plus haut encore.
La chambre vide, l’océan grand et froid
Ce matin, la chambre d’Emma, ma fille de dix huit ans, est vide. Sur le plan de travail de la cuisine, un petit bracelet coloré qu’elle a confectionné.
Elle est partie hier soir, après une sacrée prise de bec. Elle doit être, comme moi, bien en peine ce matin. Pour comprendre, remontons le temps.
En septembre, pour elle, une fac de sport. Mais rapidement, tout le charabia théorique lui pèse. Elle veut travailler de ses mains. Alors l’Afrique l’accueille pour un chantier partagé. 2018 se termine. Elle a vécu du lourd, du beau, elle s’est dépassée, en sort transformée. Depuis, c’est ici que ça se passe. Et là, plus rien. Je la sens perdue. Elle n’entreprend rien. S’enfonce. Passe ses journées dans le canapé. Nous, ça bouillonne au dedans. On tente de lui parler, souvent. Un mur. Elle nous remet à nos places : on n’a pas à lui dire ce qu’elle doit faire. Ne s’engage dans rien, ni dans la maison ni en dehors. Alors hier midi, je lui pose des jalons, sévères. L’oblige à s’inscrire pour un futur « wwoofing », une bergerie, une ferme, que sais-je ! Agir pour gagner en estime de soi. Ne pas se donner le choix.
Mais au soir, pour ma chérie qui revient du boulot, tout est encore à vif. Et là, ça explose. Elles crient, pleurent toutes les deux. Finissent par se prendre dans les bras. Mais des mots durs ont été prononcés, le sac vidé. Et Emma a filé.
Ce matin, je suis un peu chamboulé. Pour Emma, je sais que l’océan est grand et froid et qu’il faut du courage pour garder la tête hors de l’eau.
Cette fois, encourager, protéger, rassurer, faire confiance n’ont pas suffi. Devant l’étendue, nous parents sommes contraints d’abattre les murs pour mieux reconstruire et créer des passerelles. A l’instant, Emma m’adresse un message, me demande si ça tient toujours, la visite du lycée horticole. Allez, on continue.
Allez on continue
par Laurent Prum | 14 fev 2020 | Les Chroniques
C'est le matin, toutes mes histoires commencent ainsi. C'est le matin. Et le petit déjeuner, des bougies comme des bijoux, des tartines pains grillés, plaisirs embrumés. Emma est là ici, à la maison pour quinze jours. En stage chez un paysan voisin qui oeuvre sans trop salir le monde. Ouf. C'est qu'Emma a choisi un peu avant l'été de commencer sa formation en horticulture. Petit groupe, apprentissage sur le terrain : les plantes la terre les bourgeons les surgeons le vent les mains et le bleu de travail. Elle aime. S'y retrouve. Partage, découvre. La voie, c'est sa voie et elle s'y sent bien. Etre dehors, tête nue, faire de soi quelqu'un ici bas pour des demains moins violents. L'an dernier après le clash, des appels comme des lumières, nécessaires : une ferme en Lozère, des chèvres sur Belle iles, des envies de randonnées. Après un été en dent de scie avec ce qu'il faut de bas fond et de paisible remontée, elle s'engage de belle manière dans le faire et ça lui va bien : le pantalon est tâché, l'entraide est de taille, les vieux font jeunes, etc. Et ce matin, elle à mes côtés, là fourbue heureuse. Oui, des matins comme des obstinations paisibles, tenir. Alors oui, on continue.