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Il faudrait. Il faudrait commencer là. A cet endroit, précisément.
Deux grands trous. Deux monts de terre. Un arc-en-ciel improbable qui découpe le ciel. Des hommes. Des hommes qui viennent pour certains d’Iran, pour certains de Syrie, du Sénégal aussi. Ils sont une quinzaine. Un homme au parka vert, pull bleu tendu, est debout, voûté, au centre de la scène. Des pleurs et de la colère.
Il faudrait commencer là, à cet endroit. Face aux cercueils posés un peu plus loin dans l’herbe si verte, si fraîche : deux cercueils.
L’un d’entre eux est plus léger, il contient le corps d’un enfant de 14 ans.
Un jeune syrien. Et son frère juste à côté, âgé de 26 ans.
Je ne pensais pas qu’un jour je me retrouverais là, à vivre quelque chose d’aussi impensable.Dans une ville du Nord de la France, Boulogne sur mer, deux jeunes garçons qu’on met en terre, venus de si loin, deux jeunes garçons dont la vie s’est brisée, fracassée sur cette frontière. L’Angleterre n’était pourtant plus si loin.
Nous sommes le 17 février. Le naufrage a eu lieu dans la nuit du 13 au 14 janvier au large de Wimereux. Abadeh et son frère Aysar ainsi que trois de leurs amis Mohamed 18 ans, Ayma et Ali 25 ans y ont laissé leur vie.
C’est ici que commence le récit que j'ai commencé à écrire et qui va se poursuivre dans les mois qui viennent.
Et dans ce récit, il sera question d’exil et de traversées, de mémoire et d’engagement. Pour interroger et comprendre ce qui se joue pour de vrai sur ce littoral frontière.
Pour montrer et saisir comment la frontière transforme le rapport à soi, à l'autre : ici c’est toujours à “corps perdu” que les choses se vivent. Pour remplacer le sentiment d’impuissance par un acte d’écriture et pour prendre soin de l’histoire de chacun.
Et surtout pour rendre visible ce que l’on cherche volontairement à faire disparaître.
Les vivants parlent, mais les morts parlent aussi, je le sais.