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Je marche à présent dans la rue. Et Ali est venu. Ali est reparti. Ali, le roi sans terre. Une main sur le torse pour dire merci.
Une manière majestueuse de s’incliner et de ramasser les miettes. De fermer les portes, de faire la vaisselle. Tout azimut et à toute allure, débarrasser, passer le balai, allez-allez.
Souvent les lombaires se coincent et un cri est retenu au fond de ton palais, je l’entends.
Et le bonnet, ne pas le quitter, se découvrir mais pas trop vite. Dire mais pas trop non plus, s’allonger dés que possible.
En route pour la terre promise, il fait froid. Sans méfiance avancer, mais se protéger aussi, rester maître.
Depuis hier, dans cette forêt, en bordure de mer, et depuis quelques temps sur la route. Et pour seul refuge, cette clairière en contre bas, un lieu où se poser avec des frères d’arme, des jeunots, la mer n’est pas loin, la traversée déjà tentée, mais le bateau n’est pas venu.
Je marche à présent dans la rue et je pense à ce temps passé ensemble, à cette mise à l’abri, le temps d’une nuit.
Je me demande en vrai qui tu es, Ali.
On a regardé la carte. On a écarté avec les doigts le planisphère, distorsion des espaces, le village est trop petit, pas moyen de le retrouver. On lache vite l’affaire. Alors il reste le récit. Quelques grands gestes pour raconter : les armes et les coups, les bruits et les garde à vous. L’armée qui te harcèle. Le Koweit, c’est ton pays mais pourtant.
Car je saisis ce mot entre tes grandes gesticulation un peu vaine : bidoun. Tu es : un sans. Sans nationalité, sans patrie, sans existence. Ni irakien, ni Koweitien. Et comment on fait pour vivre quand on n’est, de nul part. Toi, tu as renoncé, tu es parti.
Plus tard, c’est plus doux et tout aussi improbable. Je fais connaissance avec ta famille, ta fille, et toute une série de petits enfants. Tu me les présentes, tour à tour. On se regarde, on rit.
Et on finit par mettre nos téléphones face à face, et nos amours se regardent.
On ne sauvera pas le monde de l’abîme, ni toi ni moi.
On aura beau être proches, attentifs, partageurs. L’incurable bassesse des puissants qui règnent ne se soucie ni de moi, ni de toi, ni de ce monde qu’ils brisent.
Et ce soir, quand je te raccompagne sur le campement dans la boue des forêts et avant que la nuit ne couvre tout, tu mets ta main de biais sur la tempe en claquant des talons : un roi qui salut droit, un roi en son royaume.
Demain, tu tentes à nouveau la traversée.
Tu auras dans quelques jours, tu me l’as glissé en souriant, après avoir recompté sur tes doigts marqués par le temps, 68 années de vie.
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